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La Radellerie les Carassiers

Le flottage du bois sur l’Aude

Si l’on en croit certains ouvrages, les premières tentatives de flottage du bois en France datent du début du XVIe siècle. Pour l’Aude, Louis Fédié n’hésite pas à faire remonter ce mode de transport au XIIIe siècle. Quoi qu’il en soit, le procédé se généralise durant la Renaissance. Cette pratique économique de déplacement en gros connut jusqu’à la fin du XIXe siècle un réel succès, notamment sur des fleuves ou rivières comme la Durance, l’Ariège, la Garonne, la Dordogne, l’Isère et, bien sûr, l’Aude. L’arrivée du chemin de fer et le développement à prix compétitif du convoyage routier portèrent un coup fatal à ce pittoresque mode de transport dont beaucoup de personnes, à l’heure actuelle, n’ont même plus conservé le souvenir.

Le flottage du bois sur l’Aude, plus communément appelé radellerie, a fait l’objet de plusieurs études et de divers écrits mais aucune synthèse vraiment significative n’a été réalisée. Dans notre travail sur l’histoire de la Maîtrise des eaux et forêts de Quillan, paru voici quelques années dans les colonnes de ce journal, (n°27 d’Août 81) nous avons évidemment consacré d’assez longs chapitres à la façon dont étaient vendus, acheminés puis charriés sur la rivière les troncs d’arbres abattus. D’autres chercheurs locaux, comme le colonel Jaupart ou Joseph Maffre, ont donné des anecdotes et des détails touchant la radellerie. Partant des écrits existants et de quelques maigres archives, nous allons essayer de brosser une présentation générale de la radellerie dans l’Aude, étant entendu que la haute vallée en constitue l’élément moteur absolument indispensable.

Le port de Quillan Les bois destinés au flottage devaient être rassemblés sur le port de Quillan pour y être contrôlés par les officiers de la Maîtrise. Ces bois provenaient des forêts domaniales (entendez par là royales) et particulières situées dans le Donnezan, le Roquefortez, le Pays de Lez, le plateau de Sault, le haut Fenouillèdes et, parfois, le Capcir. Les forêts les plus abondantes et les plus facilement exploitables étaient celles des Fanges, de Callong Picaussel, de Sainte Colombe et de la Bénague. Compte tenu du caractère torrentueux de la rivière et de l’étroitesse de son lit, le flottage s’avérait pratiquement impossible en amont de Belvianes. Pourtant, les habitants de Saint Martin Lys n’hésitaient pas à y recourir, prenant en cela des risques énormes.

Après adjudication, abattage et élagage des coupes, les acheteurs devaient alors se charger de faire transporter le bois vers son lieu de consommation. Il y avait le bois destiné aux moulins à scie locaux (on en comptait de nombreux dans la haute vallée de l’Aude et dans celles du Rébenty et de la Boulzane) et celui acquis par des acheteurs plus lointains, notamment la subdélégation maritime de Narbonne qui devait alimenter les chantiers de l’escadre du Levant. Dans leur grande majorité, les troncs parvenaient au port de Quillan par voie de terre. De lourds attelages, traînés par plusieurs chevaux que l’on doublait dans les côtes, allaient les chercher dans les vastes forêts du Donnezan ou du Pays de Sault, empruntant souvent des chemins que les intempéries, le charroyage incessant et le manque d’entretien rendaient extrêmement pénibles et difficiles; ces voies se transformaient en véritables cloaques lors de fortes pluies ou à la fonte des neiges. Suivant la saison, la descente sur Quillan durait plusieurs jours et il n’était pas rare de voir des attelages embourbés jusqu’aux essieux dans le Portel, dans les vallées du Saint Bertrand, du Rébenty ou

de la Bruyante. Convoyer ces pesants chargements sur 20, 30 ou parfois 40 kilomètres relevait quasiment d’une épopée digne du Far West américain, les Peaux Rouges en moins. Les voituriers ou camionneurs ayant la responsabilité de ce transport étaient assûrément des hommes solidement trempés, connaissant parfaitement le pays et doués d’une force peu commune.

Le bois ainsi acheminé s’entassait sur le port de Quillan, lequel se situait en aval de la ville, rive droite, vers l’emplacement de la scierie Olard, en face du cimetière actuel. A une certaine époque, ce port se trouva en amont du domaine de l’Ile, en face de la Forge. Il régnait généralement sur ce port une intense activité. Radeliers, marchands de bois, adjudicataires, employés de la Maîtrise, débardeurs et curieux s’y rencontraient dans une profusion d’appels, de jurons et de discussions, au milieu des cris des voituriers, des crissements des lourds charrois et des hennissements des chevaux. C’était un lieu privilégié de rencontre et d’échanges, où les conversations se poursuivaient dans les auberges et autres débits de boissons de la ville.

Quand il y avait suffisamment de bois entassé sur la berge du port, les officiers de la Maîtrise procédaient au marquage et, par voie d’affiche et de crieur public, annonçaient et autorisaient le flottage. Dans les heures qui suivaient cette annonce, les équipages de radeliers – ou plus exactement de carrassiers, pour employer le terme languedocien couramment usité pour les désigner – se présentaient et étaient engagés par les adjudicataires qui leur confiaient alors la tâche délicate de conduire sans encombres les trains de grumes à Carcassonne, Trèbes, Narbonne et la mer. Au fur et à mesure qu’ils étaient constitués, les radeaux s’élançaient au fil de l’eau (à plus d’une heure de distance les uns des autres) et le port se vidait petit à petit, retrouvant un calme relatif jusqu’à une prochaine vente de coupes.

Les radeliers et leur technique Les radeliers étaient des hommes qui n’avaient pas généralement froid aux yeux ; râblés et musclés, dotés d’une force peu commune, d’une souplesse légendaire et parfaitement rompus à l’art de la navigation en rivière, ils devaient présenter toutes les qualités requises pour inspirer la confiance à celui qui les engageait. Le mérite de ces navigateurs était d’ailleurs largement connu et, durant les XVIIe et XVIIIe siècles, ils étaient enrôlés pour servir dans la marine royale, ce qui entraînait d’ailleurs la désertion de nombre d’entre eux car la vie à bord des bâtiments avait la réputation d’être particulièrement rude pour les équipages. C’est la commune d’Espéraza qui fournissait, non seulement le plus grand nombre de radeliers, mais surtout les mieux expérimentés et les plus fiables. Chez certains, cela relevait de la tradition familiale et leur réputation était solidement établie dans tout le diocèse. La lignée des authentiques carrassiers espérazanais s’est poursuivie jusque vers les années 1880/1890 et les registres d’état civil de la commune portent éloquemment la trace de cette profession.

Cependant, ces intrépides navigateurs ne venaient pas que d’Espéraza. Toute la haute vallée de l’Aude contribuait à fournir la corporation. Ainsi, on en a dénombré provenant de Rouffiac d’Aude, de Pieusse, de Limoux, de Campagne, de Quillan… Ils devaient s’initier très jeunes aux subtilités du métier afin de pouvoir être engagés sans problème plus tard car les marchands de bois voulaient avoir à faire avant tout à des hommes sûrs et habiles, susceptibles de convoyer le chargement avec un

minimum de pertes.

Les radeliers, surtout au XVIIIe siècle, formaient en effet une véritable corporation avec, ainsi que le précise L. Fédié « ses maîtrises, ses jurandes et ses syndicats », ses traditions sans doute, dont aucun fragment hélas n’est parvenu jusqu’à nous. On sait que chaque équipage avait sa propre technique, tant pour construire les radeaux que pour conduire sur la rivière, la réputation de chaque maître étant fondée sur la rapidité du convoyage et le pourcentage de pertes ou de dégâts causés aux riverains. Le passage des trains de bois était toujours une attraction prisée dans les villages traversés, la population s’amassant sur la rive ou sur le pont au cri des enfants hurlant dans les rues « les carrassiers arriban ! ».

Ces authentiques marins avaient leurs habitudes, voire leurs manies. Ainsi, plusieurs familles de radeliers espérazanais prenaient livraison du bois à Quillan, le transportaient au fil de l’eau jusqu’à la plage d’Espéraza où ils constituaient seulement les trains de radeaux, à l’abri des regards indiscrets. Il y avait des clans de radeliers, groupés souvent par communautés, ce qui ne manquait pas d’engendrer des rivalités dégénérant souvent en luttes d’influences ou en batailles rangées. Certaines auberges étaient pratiquement réservées aux carrassiers et la tradition orale a conservé le souvenir de celles d’Espéraza, de Limoux, de Rouffiac. Dans toutes les agglomérations traversées, les hommes de la rivière avaient leur plage ou leur port d’attache où ils pouvaient stopper et ancrer les radeaux afin de manger, se reposer ou faire étape pour la nuit. Il existe d’ailleurs à Limoux la rue de la Carasserie qui conduisait au port où sont encore visibles les gros anneaux de fer servant à l’amarrage des carras.

Avant d’en venir à la description détaillée du travail de radelier, signalons que le flottage du bois, s’il se déroula dans des conditions assez archaïques jusqu’au milieu du XVIIe siècle, fut plus sévèrement réglementé après la grande réformation des eaux et forêts conduite, sous l’impulsion de Colbert, par le grand maître Louis de Froidour, réforme qui aboutit notamment à la création, en 1671, de la Maîtrise particulière de Quillan. Le flottage du bois était en principe interdit durant les périodes de basses eaux et, bien sûr, au moment des crues.

Ainsi que nous l’avions signalé dans notre étude sur la Maîtrise de Quillan, les bois ne pouvaient être encarrassés qu’après avoir été marqués par le marteau des vérificateurs et déclarés au greffe de la Maîtrise. Le chef d’équipage se voyait alors remettre une lettre de passe valable 3 jours, délai jugé en principe suffisant pour permettre le transport de Quillan à la mer. Dès l’ouverture de la période de flottage, les propriétaires de moulins établis le long de l’Aude étaient tenus de mettre un râtelier devant la bouche d’alimentation du bief afin d’éviter que des troncs y pénètrent et abîment ensuite le mécanisme. Dès que ces conditions se trouvaient remplies, la rivière appartenait aux carrassiers qui s’y livraient parfois à une véritable course contre la montre.

Délaissant le flottage à bois perdu, dont l’emploi demeura toujours très limité car générateur de pertes et de dégâts, nous ne nous intéresserons qu’au flottage par radeau, de loin technique la plus noble et la plus efficace. Construire un radeau peut, à priori, paraître simple, surtout lorsqu’il s’agit d’une distraction estivale. Mais faire tenir entre eux de façon homogène une bonne douzaine – parfois plus – de troncs de

mélèzes ou de sapins grossièrement émondés, pesant souvent plus de 100 kg chacun, et qui vont avoir à parcourir près d’une centaine de kilomètres sur un fleuve pas toujours très sage, au lit encombré de pièges divers, alors là, il n’est plus question de s’amuser ou d’improviser, d’autant que les chargements représentent des sommes d’argent non négligeables. Tout l’art du carrassier doit alors être mobilisé autour de son équipe.

Bien que les techniques d’assemblage aient été différentes, quelques traits communs peuvent être dégagés. Ainsi, les troncs les plus gros étaient mis en bordure extérieure du radeau, après qu’un autre eut été réservé comme arête centrale. Ils étaient attachés entre eux par des liens confectionnés avec des tiges de noisetiers tressées, dont la souplesse et la résistance avaient fait leurs preuves. Plus tard on utilisera des cordes ou des filins sans pour autant délaisser les végétaux. Selon l’importance du lot de bois à transporter, le train de radeaux prenait de l’ampleur, pouvant aller jusqu’à 10 ou 12 unités, rarement au-delà par mesure de sécurité. Ces radeaux étaient soit reliés les uns aux autres, soit – et c’était le cas le plus fréquent – libres de leur mouvement.

Les façons de convoyer variaient également d’un patron radelier à un autre. Certains préféraient placer un homme sur chaque radeau, d’autres n’en mettaient que sur les radeaux de tête quand ceux-ci étaient encordés ; on en plaçait également à la queue et au milieu du train. Il y en avait qui optaient pour de gros assemblages de 15 grumes se suivant à 5 ou 10 minutes de distance ; on en trouvait enfin qui se lançaient sur l’eau dans des petits radeaux maniables et légers. L’essentiel, dans chaque cas, étant de posséder pleinement sa technique et de constituer avec les radeliers de l’équipe un ensemble parfaitement organisé et responsable. Mais cela ne s’acquerrait qu’au bout de longues années de pratique intensive avec les mêmes compagnons.

La vie des radeliers Une des difficultés majeures rencontrées par la navigation en flottage était le passage des chaussées. On dénommait ainsi les espèces de murs artificiels ou naturels qui barraient le cours de l’Aude à fleur d’eau, et dont certains servaient à l’alimentation des biefs des moulins ainsi qu’au passage à gué de la rivière. Ces chaussées étaient généralement percées en leur milieu par un étroit passage, le « passa-lis », où devaient obligatoirement s’engouffrer les radeaux s’ils ne voulaient pas heurter la barrière de roche ou se renverser en la franchissant. Les chaussées étaient fort nombreuses (on en dénombrait 13 dans la seule traversée d’Espéraza !) et plusieurs d’une approche pas toujours aisée. Un radeau qui se mettait en travers du « passa lis » bloquait dangereusement le passage et, pour être dégagé rapidement (d’autres radeaux descendaient la rivière derrière), obligeait les carrassiers à se mettre à l’eau afin de le placer dans le bon sens, et cela quelle que soit la température de l’eau. Les radeliers expérimentés connaissaient parfaitement, non seulement le nombre exact, mais aussi la largeur, l’orientation et l’emplacement de chaque chaussée et de son « passa lis ».

Il y avait aussi à éviter les rapides, les « gourgs » et leurs tourbillons dangereux, les bras morts et leurs breilhs impénétrables, les débris végétaux trop conséquents, etc. A l’approche d’une plage où l’on voulait s’arrêter, il fallait savoir barrer et amorcer l’atterrement, sans perturber la manœuvre de celui qui suit. Il convient de bien se

pénétrer de l’idée qu’à ces époques le débit de l’Aude était nettement supérieur à celui d’aujourd’hui, les berges plus touffues et moins domestiquées, le lit plus encaissé, conditions qui rendaient encore plus périlleuse la navigation. Certains radeliers ralliaient Carcassonne en une journée, d’autres préféraient faire étape à Limoux, Pieusse ou Rouffiac ; les difficultés de flottage s’atténuant au fur et à mesure que l’on gagnait la plaine. Le dernier jour était employé à voguer jusqu’à Narbonne ou la mer.

Les outils du carrassier consistaient généralement en une perche ou gaffe et un grappin, son habileté restant le meilleur des atouts. Une fois parvenu au terme de son parcours, l’équipe revenait par la route à Quillan où elle recommençait, si besoin était. La noria se poursuivait ainsi durant plusieurs semaines. Dans sa récente étude sur la forêt en Pays de Sault, Christian Fruhauf cite l’exemple de quelques marchands de bois d’Espéraza qui étaient également radeliers, transporteurs de leurs propres adjudications. Il y a là les Captier, les Debosque, les Gabalda, les Sabatier, les Siau et autres Sabathès, ce qui souligne à l’évidence l’importance de la commune d’Espéraza dans le petit monde du marché du bois. Malheureusement, faute d’éléments déterminants, il est difficile de connaître les revenus de cette dynamique corporation. Quoi qu’il en soit, il est probable que les seuls revenus issus de la radellerie étaient insuffisants pour faire vivre ceux qui la pratiquaient. Une activité complémentaire devenait indispensable. C’est pourquoi, lorsqu’ils n’étaient pas juchés sur leurs radeaux, ces hommes assez extraordinaires se muaient en négociants, brassiers, artisans, cultivateurs, chasseurs, braconniers…

Voila, rapidement évoqué, en quoi consistait le transport du bois par flottage sur notre rivière d’Aude. Véritable phénomène socio-économique, il est regrettable qu’aucun travail tant soit peu exhaustif ne lui ait été consacré. De ces rudes convoyeurs au pied marin la mémoire collective n’a conservé que quelques clichés en voie d’effacement. De cette extraordinaire aventure humaine, il ne reste que des patronymes, de trop maigres archives et un certain relent d’humble épopée dont les contours demeurent insaisissables. Gardons l’espoir que ces modestes lignes auront permis de rendre plus palpables des données passablement érodées par le temps et de les restituer, ne serait-ce que de courts instants, vivantes à notre imagination.

Jean Fourié

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