Joachim ESTRADE
Beyrède-Jumet 1857 – Caunes en Minervois 1936
Promotion Cluny 1934
Si les premiers éclairages de rues à Paris datent de la fin du 17e siècle avec chandelles puis lampes à huile, il a fallu attendre le milieu du 19e pour voir le gaz de ville les remplacer, mais dès la fin du 19e, l’électricité arriva en force . Dans toutes les régions et surtout dans les villes d’une certaine importance, des pionniers se lancèrent dans l’aventure de l’électrification et un certain nombre d’entre eux réussirent Parmi eux, Joachim Estrade fut l’homme de l’électrification dans toute la vallée de l’Aude ( Aude et Pyrénées orientales).
Il est né le 9 janvier 1857 à Beyrède-Jumet (Hautes Pyrénées), fils de Jean Estrade, instituteur communal à Camous et de Jeanne Marie Mont, son épouse ; un des témoins à la déclaration de naissance est instituteur public à Beyrède-Jumet. Il passe sa petite enfance beaucoup avec son grand-père, un géant, ancien grenadier de la garde.
A douze ans, il est envoyé dans une institution religieuse mais il est renvoyé rapidement après avoir manifesté son indépendance en lançant un dictionnaire latin à la tête du père supérieur. Il est alors mis en pension au collège à Carcassonne où il prépare les Arts et Métiers et y est admis en 1873. Il en sort en 1876 major de sa promotion.
Il entre aux Ponts et Chaussées où il travaille aux chemins de fer. C’est ainsi qu’il est amené à connaître la haute vallée de l’Aude et ses habitants. Or dans les années 1880-90, on parlait beaucoup de l’éclairage par l’électricité, il fait un projet pour l’éclairage public de la ville de Quillan et le soumet aux édiles municipaux. Adjudicataire, l’éclairage public de Quillan avec 67 lampes remplaçant trois douzaines de lampes à pétrole, va lui servir de banc d’essai. En fait, pour ce nouveau produit qu’était l’électricité, les difficultés étaient de trois ordres : techniques, de concurrence avec un autre produit installé, le gaz, et d’ordre politique car la décision était le fait d’hommes politiques soumis aux pressions habituelles. Pour donner une idée des arguments contre l’électrification, on peut citer quelques perles:
Faisons des vœux pour que le nouvel éclairage éclaire les électeurs (de Carcassonne) et leur fasse voir que les promesses républicaines ne sont que des mirages trompeurs. Des savants sont prêts à accuser le courant électrique de favoriser, par la condensation des bactéries, le développement des maladies épidémiques. Une lampe de 10 bougies donnant un pouvoir éclairant de un carcel, est équivalente à un bec de gaz ordinaire dépensant 105 litres à l’heure (suit un calcul démontrant que le gaz est moins cher.)
C’est dans ce climat que Joachim Estrade crée en 1891 son entreprise, la ” Société Méridionale d’électricité “ayant comme objet ” les usines, les forces hydrauliques et les forces électriques. ” S’enchaînent alors très rapidement les réalisations, par exemple:
– l’éclairage d’Alet-les-Bains en 1891
– l’éclairage de Carcassonne, à partir de 1891
– l’éclairage de Narbonne à partir de 1893
L’éclairage public ne doit pas faire oublier l’éclairage pour les particuliers pour lesquels il avait opté pour l’abonnement au nombre de lampes, rendu possible par l’invention du ” basculateur Estrade ” réglé pour couper le courant si l’on dépassait ce nombre. Distribuer l’électricité supposait que des usines soient construites, soit par reconversion d’usines existantes, soit par constructions nouvelles. Les villes ci-dessus ont été alimentées :
– Quillan, par reconversion d’une ancienne scierie pour une puissance de 40cv (Usine de Marides)
– Carcassonne, par reconversion d’une usine au fil de l’eau, pour ” lainer et tondre les draps “, puis au début du siècle, par transformation de cette usine en centrale thermique pour une puissance de 300 kw.
– Narbonne, par une centrale thermique installée sur l’ancien ” terrain des pestiférés ” à proximité du canal de la Robine.
Distribuer voulait dire aussi transporter de l’usine aux villes une électricité qui était en courant continu, ce qui empêchait le transport sur de grandes distances. Une seule expérience industrielle en courant alternatif avait été faite en Italie, sans lendemain. Joachim Estrade conçut le projet de transporter sur une centaine de communes de l’Aude plusieurs milliers de KW sous une tension alternative de 20000volts. Cette décision, pour l’époque, était très audacieuse et les soutiens étaient rares. Pour ce faire, il créa une filiale, la ” Société méridionale de Transport de Force ” qui mit en service fin 1900 une première grosse centrale hydroélectrique dans les gorges de St Georges. Un canal d’amenée permettait de disposer d’une chute de 100m alimentant des turbines Pelton pour une puissance totale de 4000 à 6000cv suivant les saisons. Le transport du courant se faisait par une ligne en courant alternatif à 20000 volts. On imagine facilement les problèmes posés par l’installation d’une ligne dans un relief aussi accidenté (crêtes à 1000 m) et les problèmes ensuite de l’exploitation d’une ligne à haute tension ( orages, vent, neige, tenue des isolateurs, oiseaux de proie provoquant des court-circuits, animaux nuisibles dans l’usine, etc.) Après l’incendie de cette première usine, une deuxième est construite en 1914 à Gesse avec une chute de 200m, une puissance de 6000kw et une ligne de transport à 35000 volts.
Dépassant le problème de la seule production d’électricité, un barrage est construit ensuite à Puyvalador pour régulariser le cours de la rivière, très demandé par les agriculteurs pour l’irrigation, et permettant aussi d’exploiter par d’autres usines toute la haute vallée de l’Aude. Ce barrage poids, le seul à cette date barrant une vallée des Pyrénées, permet une retenue de 10 millions de m3 et est inauguré en 1928 par le Président de la République Gaston Doumergue, le premier discours étant celui de Joachim Estrade, accueillant les invités.
En 1936, les usines installées développaient une puissance de 44000cv et alimentaient par 3000km de lignes haute tension, 425 communes et 400000 habitants. On ne peut oublier, qu’en plus d’être un chef d’entreprise, Joachim Estrade a été vice-président en 1921 puis de 1924 à sa mort en 1936, président de la Chambre de Commerce de Carcassonne. Au delà des réalisations techniques telles que le ” poteau noir ” ou ” poteau Estrade “, obtenu par imprégnation de créosote, ce qui l’amène à s’inquiéter de la gestion des forêts, il a des vues d’ensemble de l’économie régionale où il s’impose rapidement. Il est d’ailleurs vice-président de la 10e Région économique. Il est soucieux des problèmes des agriculteurs ; il est un des premiers administrateurs de la Caisse Régionale du Crédit Agricole et en 1914, il offre à la Banque de France la signature de sa Société pour garantir un emprunt des vignerons. Il soutient la création d’une fromagerie coopérative à Saissac et contribue à créer le Frigorifique de Nissan , destiné à la fabrication du jus de raisin frais, pour écouler la surproduction viticole. Il crée enfin en 1920 la Société d’Electro-Motoculture pour vulgariser l’emploi de l’électricité à la ferme.
Il a acquis la réputation d’un ” patron social ” en créant au sein de sa Société , dès 1904, une caisse de prévoyance et d’assurance, puis de congés payés et des aides pour les études des enfants de ses employés. Veuf sans enfant, il épouse en 1926 Jeanne Marguerite Vinceneau qui avait deux enfants d’un premier mariage et dont il aura un fils, René. L’épouse de celui-ci, Céline Estrade, se souvient très bien de son beau-père et le décrit comme quelqu’un qui n’était pas seulement un ingénieur, mais aussi un commerçant et un homme d’entreprise aux vues très larges. Quelque temps avant sa mort, il épaule son fils qui reprend l’entreprise. Sa vie a été consacrée essentiellement au travail ; quand il prenait quelques vacances, c’était dans la propriété qu’il avait acquise dans l’Aude, entre St Denis et Saissac. Joachim Estrade est décédé le 13 février 1936 et est inhumé à Caunes Minervois. Il était Officier de la Légion d’honneur. Une rue porte son nom à Carcassonne et un monument rappelle son souvenir à Puyvalador.